top of page
Rechercher

De la lettre au dessin : rencontre avec Cécile Chiron

Propos recueillis le 14 septembre 2022 dans un café de la rue de Turenne.


L'artiste Cécile Chiron lors de la Nuit Blanche au Collège des Bernardins


Tout d'abord, pouvez-vous nous présenter ce que c'est, pour vous, un calligramme ?


Le calligramme vient d’une pratique de l’écriture acquise depuis que j’ai appris à écrire. J’ai le souvenir d’avoir d’abord appris à faire des lettres, à faire des bâtons, puis des mots, des prénoms. Dès que j’ai eu appris ça, ça a pris une importance particulière dans ma vie. Une fois que j’ai su écrire, c’est quelque chose que je me suis mise à faire énormément, tout le temps. J’avais toujours des carnets et de quoi écrire avec moi et passais mon temps à remplir des carnets.


Au moment de l’adolescence, c’est devenu obsessionnel. Pendant des années, j’ai continué quand même à pratiquer cette écriture-là, et je ne voyais pas ce que je pouvais en faire. Tout à coup, avec le temps, je me suis rendue compte que cette écriture pouvait me servir à illustrer des textes qui avaient toujours compté pour moi. Je m’en suis rendue compte d’un coup, il y a deux ans, et depuis, je ne cesse plus que de faire ça.


Qu’est-ce qui vous a permis de passer de l’écriture au calligramme ?


Le passage de l’écriture au calligramme est quelque chose qui a mûri pendant des années, presque sans moi. Je continuais de noircir mes carnets sans que ça ait vocation à être utilisé, je soignais beaucoup mon écriture, et tout à coup, je me suis rendue compte que cette écriture-là pouvait faire un dessin. C’est arrivé en une seconde. A la seconde-même où j’ai compris que je pouvais exploiter mon écriture vers cette direction, les quinze années qui précédaient ont pris sens. J’avais trente ans à ce moment-là, et ça faisait alors dix ans que j’écrivais sans savoir à quoi ça servirait, ça me semblait vain, une perte de temps. Mais à l’instant où j’ai pensé que je pouvais faire des dessins de cette écriture, j’ai eu l’impression que quelque chose de fondamental se débloquait. Le travail de toutes ces années, tout à coup il prenait sens et il existait, il avait de la valeur. C’était libérateur.


A partir du moment où j’y ai pensé, je n’ai jamais rencontré de difficultés dans ma pratique. Dès le premier calligramme, le résultat me plaisait. Après ça, j’ai continué pendant deux ans où je n’ai fait que ça. Je n’ai eu aucune difficulté à mettre ça en place. Tout s’est affiné, tout est allé plus loin. J’ai changé de matériel, ma pratique est plus stable. Mais dès le début, c’était comme si avant même d’avoir le résultat sous les yeux, je savais comment procéder pour l’atteindre.


Y a-t-il des œuvres ou des artistes qui vont ont mise sur cette voie ?


J’ai grandi avec des œuvres littéraires que je porte profondément en moi. La littérature a été fondamentale. J’ai commencé avec un diptyque sur Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra). La première version, en français, c’était sur du Bristol, un A3 avec des stylos Micron. Je l’ai refait ensuite en allemand, sur le Pergamenate, puis Trakl et Artaud. Ce sont les textes de ces auteurs qui ont été constitutifs de ma personnalité et je les portais avec moi mais sans trop savoir quoi en faire. Et tout à coup, ils ont trouvé leur sens pour moi.


Nietzsche, Trakl et Artaud, qu’est-ce qui vous a rapproché de ces auteurs ?


J’étais très intéressée quand j’étais plus jeune par les rapports entre l’art et la folie. C’est quelque chose qui m’a toujours fascinée, j’avais un attachement, ou une affection particulière pour les auteurs qui ont vrillé ce qui était le cas pour Artaud, Nietzsche et Trakl. Quand j’étais plus jeune, à la fac, j’ai travaillé sur Camille Claudel, Virginia Woolf et Adèle Hugo, sur le rapport des femmes artistes avec la folie. Et j’avais travaillé sur Van Gogh, et les lettres qu’il a écrites à son frère. J’en ai fait un calligramme.


Trakl, par exemple, a eu une vie qu’on ne peut pas séparer de son travail. Pour le présenter brièvement, Trakl, c’est un poète autrichien complètement opiomane qui a eu une histoire bizarre avec sa sœur, complètement alcoolique aussi, qui est mort en 14 dès le début de la guerre, il a été envoyé en tant que pharmacien sur le front, il a du s’occuper de blessés extrêmes et il n’a pas supporté. Trakl, c’est un auteur que je trouve très antipathique, son histoire est parsemée de choses très obscures et malsaines. Mais par contre, dans son écriture, il y a quelque chose qui me touche infiniment et notamment un rapport à la couleur que je trouve incroyable, des pourpres, des bruns… Ses poèmes, ce sont toujours des tableaux. Il y a un aspect très naturaliste et en même temps complètement dipsomane. On sent vraiment que son alcoolisme imbibe sa poésie, qu’il n’est pas du tout dans la réalité. On est dans un tableau, avec quelque chose de très macabre mais parsemé de touches lumineuses, et tout d’un coup on a référence à un clocher qui sonne, à un paysan qui soigne sa terre, à du pain coupé avec l’odeur, c’est hyper riche. Il a un champ lexical qui est à peu près toujours le même mais qui en même temps ne se répète jamais. Je l’adore.


Artaud, pour le coup, c’est précisément le contraire. Il y a beaucoup de choses dans sa littérature qui ne me parlent du tout. C’est un auteur que j’ai lu entièrement pendant des années. Avec le temps, ses textes principaux, je les ai laissés de côté pour m’intéresser presque exclusivement à sa correspondance. Pour le coup, Artaud, c’est l’homme pour lequel j’ai une affection infinie. C’est un homme qui a passé sa vie entière à souffrir, et à souffrir énormément, avec une chute physique qui est très visible. C’est quelqu’un qui a perdu toutes ses dents avec les électrochocs, qui a eu peur, qui a eu froid, qui a eu faim, qui a eu des périodes où il avait la foi, des périodes où au contraire, il rejetait complètement la religion. C’est une espèce de mouvement perpétuel malgré toute sa souffrance. Il y a plusieurs périodes dans sa correspondance. Les deux périodes qui m’intéressent le plus, c’est d’abord celle entre 1936 et 1937, à un moment où il était en pleine psychose. Il était parti en Irlande et là, pour le coup, il était vraiment malade. Il envoyait des sorts, des lettres très insultantes, il était en colère et envoyait des lettres pour diffuser sa colère sur tout le monde.


Parallèlement à ça, il y a des lettres qui datent d’un peu plus tard, entre 1943 et 1945, quand il s’est retrouvé interné à Rodez et qui, elles, sont empreintes de foi, de lumière, c’est complètement différent. Dans sa correspondance, il y a aussi un rapport au corps très intéressant. C’est quelqu’un qui n’aimait pas trop qu’on le touche. Il était très pudique mais il a eu une correspondance amoureuse très douce avec quelques femmes qu’il aimait vraiment. La tendresse qui se dégage de ces lettres est absolument magnifique, ça me touche sans fin.


Pour Artaud, le texte sur lequel j’ai énormément travaillé, c’est la Conférence au théâtre du Vieux Colombier, en 1947, juste avant sa mort. C’est son texte le plus émouvant, on sent vraiment qu’il était fatigué, qu’il était malade et qu’il n’en avait plus pour longtemps. On sent encore cette colère très présente, mais qui n’a plus la même puissance et en même temps, il y a une force énorme qui s’en dégage. C’est un texte plein d’aspérités, il y a un clair-obscur, où il revient sur des moments où il a particulièrement souffert en internement, une alternance de colère et de paix, c’est très fort.


Chez Nietzsche, c’est vraiment Zarathoustra qui me touche le plus. J’ai un rapport encore plus intime avec cette œuvre qu’avec celles d’Artaud et de Trakl. J’aime beaucoup l’idée d’un « cinquième Évangile ». Je ne l’ai jamais pris pour un texte de philosophie, mais de poésie, ce qui me permet de ne pas m’arracher les cheveux dessus ! De le prendre tel qu’il est, comme de la poésie. D’ailleurs, cela me renvoie à votre question précédente. Le calligramme, pour moi, c’est d’abord un outil qui permet de rendre un texte visible en une image. Quand je lis un texte, je me demande comment ce serait s’il devait prendre forme en une seule image. Là où je l’ai senti le plus, c’était pour la conférence d’Artaud, il n’y avait pas d’autre moyen de l’illustrer. L’enjeu, c’est de trouver comment rendre un texte perceptible en une image, sachant que je n’ai pas forcément une lecture traditionnelle des textes que j’illustre. Ce que j’ai dit sur Nietzsche, par exemple, je pense que ça rendrait pas mal de monde un peu agacé. Quand j’ai lu Zarathoustra, c’était comme dans le calligramme que j’en ai fait : un grand espace vide et un tout petit espace où tout est hyper condensé et devient illisible, on ne comprend rien. C’est un peu comme ça que je percevais les pensées de ce monsieur.


Ca donne l’impression que vous visez la représentation de la pensée d’un artiste.


Cela pose la question de la séparation entre l’homme et l’artiste. Pour moi, découvrir un auteur, un artiste, c’est comme des relations qui se créent. J’ai la conviction d’avoir connu des personnes au sujet desquelles je me suis dit : « telle personne si je l’avais rencontrée, on aurait tissé des liens, elle serait devenue mon amie ». Ça me semble très important de connaître la vie d’un auteur, tout le monde porte son histoire. Il y a autre chose dont je me suis rendue compte en grandissant : c’est qu’il y a une vraie temporalité qui s’installe dans la vie avec le temps qui passe. Quand on fait la connaissance de quelqu’un à travers son œuvre, il faut prendre en compte cette temporalité qui se déploie. On peut ainsi voir la manière dont l’écriture change avec les années, les centres d’intérêt qui évoluent… Je suis convaincue que les œuvres d’art que les artistes font sont interdépendantes les unes d’entre elles et qu’elles sont également interdépendantes d’une histoire. On est ce qu’on fait, et on fait ce qu’on est aussi. C’est aussi en construisant des œuvres d’art qu’on avance dans son histoire et qu’on modèle son histoire.


Vous me parliez plus tôt de la proximité que la pratique du calligramme impose avec une œuvre. Lorsque vous les réalisez, pensez-vous que c’est un rapport exclusif à l'œuvre qui prévaut, ou plutôt un rapport global à son auteur, comme l’indique la relation que vous entretenez avec les correspondances d’Artaud ?


Ca, c’est propre aux auteurs avec lesquels j’ai travaillé pour l’instant. Par exemple, pour le calligramme avec les fleurs de pavot sur Trakl, comme il est mort à 27 ans, ces fleurs me semblent résumer tout Trakl. Parce que Trakl, il n’a pas pris le temps. Il n’a pas eu le temps de vivre plus. Sa poésie pourrait avoir été tout à fait différente s’il avait vécu jusqu’à 40 ans. Peut-être qu’il aurait renié ses œuvres de jeunesse. Mais par contre pour Artaud et Nietzsche, ce sont des auteurs qui ont eu des périodes, des moments, qui ont eu des accès de colère contre des sujets en particulier qu’ils ont pris en grippe. Pour Artaud, ses textes changent radicalement avant et après son internement, et après son voyage au Mexique, ce n’est plus du tout la même personne. Par exemple, le calligramme que j’ai fait sur la conférence au théâtre du du Vieux Colombier, il porte bien sur cette conférence. Si je devais illustrer les Cenci, ce serait différent. Dans ces cas-là, je le précise dans le titre. A l’inverse, Trakl, c’est un assemblage de fragments, c’est un recueil.


Est-ce que c’est une technique qui vous donne l’impression de vous rapprocher des auteurs ?


Oui. Il y a forcément quelque chose d’unilatéral qui s’installe dans la mesure où ils sont morts. Les lire pour moi, ce n’était plus assez. Il s’agit de textes qui ont été si importants, qui m’ont tellement faite, que les lire et les aimer, ce n’était plus assez. C’est une façon de les remercier. Ça me rend heureuse de le voir comme ça. Je pense que ce sont en partie des gens qui n’étaient personne de leur vivant, pour certains même des gens qui ont été absolument méprisés. Artaud, par exemple, il était connu avant d’être interné, après ça il a disparu. Je pense qu’il serait heureux de ça aussi, et ça me donne de la joie.


Je parle principalement de ces auteurs, mais il y en a plein d’autres qui m’inspirent. C’est d’ailleurs souvent l’image que j’ai en tête d’un auteur qui m’inspire. Ça a été le cas notamment pour une série de vitraux avec les textes d’Alphonse de Liguori, et une série de danses macabres. J’ai des auteurs de coeur, et des auteurs de thématiques. Je vais bientôt travailler sur une série de contes et là, c’est le sujet qui peut me permettre de découvrir d’autres auteurs et de creuser. C’est un travail perpétuel que je trouve très valorisant dans cette technique. J’ai aussi des commandes qui font que je dois me tourner vers des auteurs vers lesquels je n’aurais pas pensé à me tourner. C’est une technique qui inspire les gens et leurs commandes m’invitent à découvrir des textes que je n’aurais jamais pensé lire. En partant d’auteurs que j’ai adorés, je me suis rendue compte que ça pouvait être décliné à l’infini.


Il y a donc un travail de recherche qui précède leur élaboration ?


Il y a trois cas de figures. Soit je travaille purement sur le texte et c’est un texte que je choisis, soit je travaille purement sur le texte et c’est un texte imposé, soit je travaille sur une image et dans ce cas, le texte vient après. C’est souvent l’occasion de passer des heures à la bibliothèque en cherchant des œuvres qui pourraient correspondre. Passé les premières œuvres que je tenais vraiment à illustrer, il fallait constamment renouveler ça. Si ce n’était que de moi, je passerais mon temps à travailler sur les mêmes auteurs et à les illustrer dans leur totalité. Il faut faire autre chose. C’est un travail de recherche pour lequel j’ai un véritable appétit. C’est drôle, car j’étais très malheureuse quand j’étais étudiante. J’éprouvais déjà ce plaisir pour la recherche, mais sans but, je ne savais pas où il allait. Désormais, ces recherches ont vraiment du sens. C’est sous cette forme-là que je veux les aborder, hors de tout cadre universitaire. J’ai l’impression d’avoir rétabli un parcours dans lequel je n’étais pas bien, de l’avoir remis dans le bon sens et à l’endroit, tout en étant capable de me dégager de la pression des institutions.


Accepteriez-vous de nous parler des œuvres que vous êtes en train de réaliser, et de celles à venir ?


Pendant longtemps, je n’ai travaillé qu’en noir et blanc et depuis quelques mois, je suis passée à la couleur. J’utilise beaucoup d’encres différentes et ça permet d’apporter un élan visuel complètement nouveau. Pour ça, je fais systématiquement des mélanges, je tâtonne et fais plein d’essais, je trouve ça adorable de pouvoir chercher la couleur adéquate. Je suis très sensible aux couleurs chez les auteurs que je lis mais aussi de manière générale, et pourtant, je n’ai jamais été peintre, alors j’ai l’impression d’accéder à quelque chose qui m’a été interdit pendant des années, ça me rend très heureuse. Je suis en train de réfléchir à une série sur les Evangélistes avec des bronzes, des couleurs sanguines, de l’indigo… et chaque couleur correspondrait à un Evangéliste. Il y aurait toujours le même motif mais chacun aurait sa spécificité. C’est un peu comme ça que je vois les choses quand je lis les Evangiles, comme des déclinaisons au sein d’un même corps.


Au-delà de la couleur, j’ai travaillé sur du papier pendant deux ans et mon projet principal est de quitter ce support Je travaille actuellement avec un ébéniste, Guillaume de La Vigne, avec lequel on a mis au point une série d’objets décoratifs avec un socle en ébène sur lequel on colle un morceau de calligramme ou de parchemin. On rencontre beaucoup de contraintes techniques. Je travaille également avec Ilan Vogt qui fait du tissage de livres. On est en train de réaliser des pièces ensemble avec une partie en calligramme et une partie en tissage. On m’a aussi demandé un tatouage d’un texte de saint Augustin. J’aime aussi beaucoup la tradition de la relique décorée et réfléchis à la question de travailler avec des ossements. Et je travaille avec un jeune homme qui est doreur à la feuille et on va peut-être développer une série d’objets avec de la dorure et des calligrammes.





Au moment où Cécile et moi avons réalisé cet entretien, elle préparait ses premières expositions à Paris et Agen. Depuis, son travail a fait l'objet de plusieurs expositions, notamment au Collège des Bernardins et à la galerie Maxime Lancien. Elle a récemment participé à la Nuit Blanche de Paris, également aux Bernardins. Avec l'École des Beaux-Arts de Lyon, elle fait des recherches sur l'utilisation de l'écriture dans l'art, et en particulier son utilisation par les peintres.



Pour consulter son travail :


bottom of page